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La vie d'un créateur

Jean Prouvé dans son bureau des Ateliers, Maxéville, c. 1948.

Jean Prouvé dans son bureau des Ateliers, Maxéville, c. 1948. © Centre Pompidou – MNAM/CCI-Bibliothèque Kandinsky-Dist. RMN-Grand Palais.

LES PREMIÈRES ANNÉES

LE CREUSET FAMILIAL (1901-1916)
1901– Naissance de Jean Prouvé à Paris. Son père, Victor, est peintre, sculpteur, graveur. Sa mère, Marie Duhamel, est musicienne. Jean est le second de sept enfants. Son parrain sera Émile Gallé, en reconnaissance d’une ancienne amitié des familles Gallé et Prouvé : Gengoult, père de Victor, était modeleur chez Charles Gallé, père d’Émile. En 1903, Victor quitte Paris avec sa famille et vient s’installer à Nancy dans la maison mitoyenne de celle d’Émile Gallé. Il participe à la fondation de l’« École de Nancy » et en prend la direction à la mort de Gallé, en 1904. Jean est élevé dans l’atmosphère particulière de ce groupe artistique aux compétences multiples qui souhaite mettre l’art à la portée de tous, cherchant à associer art et industrie. C’est incontestablement cette philosophie qui a constitué l’enseignement de base de Jean, ainsi que la volonté du travail en commun. C’est un esprit de phalanstère, chaleureux et exigeant.


L’APPRENTISSAGE (1917-1921)
Au-delà de cette formation fondamentale, Jean a suivi l’école primaire studieusement ; un problème de santé ne lui a pas permis de passer le certificat d’études, il l’a regretté. Par la suite, la guerre de 1914 lui coupe complètement l’accès aux études d’ingénieur qu’il souhaitait faire. Victor l’envoie en apprentissage près de Paris, à Enghien, chez un de ses amis, Émile Robert, sculpteur-forgeron. Jean y apprend le travail de la ferronnerie, avant d’aller à Paris, chez Szabo, où il reste jusqu’en 1921. Dès 1918 Jean réalise des commandes de ferronnerie d’art pour son propre compte.


L’OUTIL DE TRAVAIL : TROIS STRUCTURES À NANCY ENTRE 1923 ET 1956
Les trois structures de travail qui seront celles de Jean Prouvé entre 1923 et 1956 ont représenté ce qu’il a toujours appelé son « outil de travail ». Ces structures, leur outillage et la formation des collaborateurs qui y travaillaient ont permis à Jean Prouvé une création permanente liée à la possibilité de fabrication, ce qui constituait une grande originalité

LA RUE DU GÉNÉRAL CUSTINE (1923-1931)
Il s’est tout d’abord agi de son premier atelier de ferronnerie rue du Général Custine, à Nancy, qu’il a pu ouvrir dès la fin de son service militaire dans la cavalerie, grâce à l’aide financière de Saint Just Péquart, un archéologue ami de Victor. La raison sociale en était la suivante : « Jean Prouvé, Ferronnier d’art – Serrurerie ». La forge est alors l’outil principal, Jean Prouvé frappe le fer lui-même pour réaliser lampes, appliques, lustres, grilles, rampes. Dès 1925, un nouvel outillage : presse-plieuse et poste de soudure électrique permettent une évolution importante ; tôle pliée et acier inoxydable font leur entrée, on quitte le mode purement manuel de la forge pour une technique de pointe. Le ton est donné, la marque personnelle est là, tout à fait, liée à un outillage extrêmement moderne et performant, parfaitement maîtrisé. L’outil permet la réalisation de l’idée et l’idée germe en fonction des possibilités de l’outil. Jean Prouvé rencontre, à Paris, Mallet-Stevens, qui lui confie la réalisation d’une importante grille d’entrée pour la maison Reifenberg, à Paris (1927). Il travaille également pour les frères Martel, sculpteurs. Il est très informé, par les revues, les expositions internationales, les amis qu’il rencontre, de l’évolution de l’art et de l’architecture moderne, dont celle de Le Corbusier, avec qui il restera en relation jusqu’à la mort de ce dernier. En 1929, premier brevet, au nom de Jean Prouvé, pour une cloison mobile. La même année, il est membre fondateur de l’UAM (Union des artistes modernes), dont font également partie Pierre Chareau, Étienne Cournault, Sonia Delaunay, Eileen Gray, René Herbst, Pierre Jeanneret, Francis Jourdain, Robert Mallet-Stevens, Charlotte Perriand. En 1930, il conçoit et fabrique une série de chaises en tôle pliée, assise et dossier en tissu, en cadeau de mariage pour sa sœur Marianne.


LA RUE DES JARDINIERS (1931-1947)
La seconde structure est celle de l’atelier de la rue des Jardiniers (1931-1947). En janvier 1931 : création de la société anonyme « Les Ateliers Jean Prouvé ». À partir de cette date jusqu’en 1956, tous les brevets ou modèles déposés par Jean Prouvé sont au nom des « Ateliers Jean Prouvé », cette dénomination devenant sa signature. Les locaux sont plus grands que les précédents, une trentaine de « compagnons » participent au travail, et de nouvelles presses-plieuses à tablier, très puissantes et de grande largeur (4 m) permettent des réalisations plus conséquentes. Comme précédemment, mais de manière plus marquée, création de mobilier et conception de structures constructives vont de pair. Ces deux recherches parallèles, qui s’épaulent, ont pour but de concevoir des éléments constructifs reproductibles, et non pas uniques, afin de s’adresser au plus grand nombre. En conséquence, le mobilier est, de préférence, destiné à des collectivités (mobilier scolaire, logements d’étudiants, mobilier de bureau), ce qui n’exclut pas des prototypes et des essais permanents ; les constructions habitables sont aussi industrialisées que possible (« baraquements » militaires, maisons de sinistrés après la guerre). Emblématique de cette démarche : le concours pour l’ameublement d’une chambre d’étudiant à la cité universitaire de Nancy (1930), pour lequel ont été conçus le fauteuil Cité ainsi qu’une bibliothèque à structure métallique, un lit, une table et une chaise. Un premier bâtiment en acier est également à l’étude. La rencontre avec les architectes Beaudoin et Lods aboutira, en 1936, à la réalisation du club d’aviation de Buc (près de Paris) et du prototype d’une maison de week-end, dite BLPS. Cette collaboration se poursuivra avec la Maison du peuple, à Clichy (près de Paris). Ce bâtiment complexe (structures mobiles, programme multiple) a été classé Monument historique du vivant de Jean Prouvé. Il représente un des tout premiers (sinon le premier) exemples de mur-rideau ; ici les panneaux sont en tôle tendue. Frank Lloyd Wright le découvrant, après la guerre, en sera très admiratif. De 1940 à 1944, Jean Prouvé, qui n’est pas mobilisé en tant que militaire parce que père d’une famille nombreuse, arrive à faire survivre ses ateliers, dont les effectifs sont réduits, par des productions variées et des recherches : vélos, Pyrobal (poêle pouvant tout brûler), études de maisons, notamment « à portiques », meubles généralement en bois, en raison de la pénurie de métal. En 1944, Jean Prouvé est nommé maire de Nancy et membre de l’Assemblée consultative en raison de son activité dans la Résistance. Cela lui vaut, entre autres, d’accueillir les généraux américains participant à la Libération, dont le général Patton. N’étant pas homme politique, même si ce domaine l’a toujours intéressé, il ne se présentera pas aux élections et reprendra ses recherches de constructions industrialisées, commencées avant la guerre. Il réalise quelques centaines de maisons à portique central pour les sinistrés (commande du ministère de la Reconstruction).


MAXÉVILLE (1947-1953)
Toujours soucieux d’atteindre la dimension industrielle, Jean Prouvé installe ses ateliers, avec l’aide de M. Schvartz, industriel, sur un vaste terrain à Maxéville, près de Nancy, afin de renforcer encore son « outil » de production. On associe souvent le nom de Prouvé à celui de Maxéville, tant cette période a été emblématique dans l’évolution de son travail. En fait, la période forte n’a duré que sept ans (1947-1953), puis a été suivie d’une période plus ambiguë jusqu’en 1956. En raison de la pénurie d’acier pendant la guerre et de son intérêt pour la légèreté, Jean Prouvé va s’intéresser à l’aluminium, même si ce matériau le satisfait moins que l’acier qui offre une résistance plus intéressante. Ce souci d’utiliser l’aluminium pour la construction n’échappera pas aux transformateurs, et en 1949, l’Aluminium Français prend des parts dans les Ateliers Jean Prouvé. Cela permet d’atteindre une dimension quasi industrielle avec une usine de 25 000 m2 qui comptera deux cents ouvriers et sera équipée d’un outillage puissant. Dans ce contexte, Jean Prouvé poursuit ses recherches et maintient sa conception du travail cogéré avec ses compagnons intéressés aux résultats financiers. Les réalisations sont importantes : des maisons entièrement industrialisées, en aluminium, sont envoyées en Afrique par avion ; les « sheds », ou éléments coques, sont mis en œuvre. Dans le domaine du mobilier, une structure plus spécialisée se met en place. Steph Simon devient l’agent commercial exclusif des meubles des Ateliers Jean Prouvé. Dans la droite ligne des choix faits dès 1930, Jean Prouvé poursuit ses projets de mobilier pour cités universitaires et collectivités. De nombreux architectes, français ou étrangers, sont curieux de cette expérience nouvelle et viennent visiter l’usine. Le Corbusier est très intéressé. De jeunes élèves architectes y viennent en stage, ce n’est pas courant dans l’esprit de l’enseignement des Beaux-Arts de 1950. Comme il l’avait été pour l’UAM, Jean Prouvé est membre fondateur du Groupe Espace, en 1951, aux côtés, entre autres, de Laffaille et Le Ricolais comme constructeurs, André Bruyère, Guévrékian, Richard Neutra, Jean de Mailly, Bernard Zehrfuss, comme architectes, Nicolas Schöffer et Victor Vasarely comme plasticiens. Ce groupe revendique « pour l’harmonieux développement de toutes les activités humaines, la présence fondamentale de la plastique ». En 1952, Charlotte Perriand conclut une convention de collaboration avec les Ateliers Jean Prouvé, elle créera des nouveaux modèles de meubles (notamment pour la cité universitaire de Paris : Maison de la Tunisie, Maison du Mexique, etc.) qui seront fabriqués par les Ateliers. La démarche industrielle de Jean Prouvé attire les capitaux, il perd la majorité financière de son outil de travail. Il se refuse à n’être qu’une « boîte à idées » dans un bureau d’études loin des machines. C’est l’aller et retour immédiat entre la pensée et la fabrication (et vice-versa) qui le fait fonctionner. L’incommunicabilité, l’incompréhension, particulièrement avec Studal – la branche commerciale de Péchiney –, aboutissent à la rupture : la mort dans l’âme, Prouvé démissionne de son poste de Président directeur général en juin 1953. Il est cependant réintroduit dans la société qui porte toujours son nom, en tant qu’administrateur, par l’Aluminium Français qui maintient à juste titre que l’on ne saurait se passer de son talent… Il a souvent été dit, avec une compassion amusée, que Jean Prouvé n’était pas gestionnaire…Certes, Prouvé n’était pas un « homme d’argent », mais il a fait fonctionner pendant trente ans des ateliers en expansion constante, tout en pratiquant une innovation permanente. Ceci demeure un exemple rare. Ce n’est qu’en janvier 1956 que la situation sera réglée pour Jean Prouvé : c’est la fin des Ateliers Jean Prouvé, qui deviennent les Ateliers de constructions préfabriquées de Maxéville. Jean Prouvé récupère alors « son nom, ses études, ses techniques ».


LA PÉRIODE PARISIENNE (1954-1984)


ENTRE-DEUX (1954-1957)
Entre son départ de l’usine de Maxéville et son intégration, en tant que responsable du bureau d’études bâtiment, au grand groupe industriel de la CIMT (Compagnie industrielle de matériel de transport), qui construisait, entre autres, les métros parisiens, il y a eu pour Jean Prouvé une période très féconde. Était-ce la force de survie conjuguée à un savoir-faire abouti et le fait de diriger une équipe très réduite après avoir assumé la charge de procurer du travail à quelque deux cents ouvriers ? Toujours est-il qu’en quelques années il réalise notamment le Pavillon du Centenaire de l’aluminium, sa propre maison à Nancy, la Buvette d’Évian, l’école de Villejuif, la maison pour l’abbé Pierre, la maison saharienne, les façades du CNIT.


LA CIMT (COMPAGNIE INDUSTRIELLE DE MATÉRIEL DE TRANSPORT), NEUILLY-SUR-SEINE (1957-1968)
L’échelle est différente. Jean Prouvé est responsable du département Bâtiment de cette société. Il s’agit vraiment maintenant d’industrialisation, mais peut-être sans l’enthousiasme des pionniers. Le bureau d’études est à Paris, la fabrication, à Bordeaux. Il n’y a plus d’aller-retour entre l’idée et sa réalisation. Cependant, la notoriété est désormais acquise et Jean Prouvé se voit fréquemment consulté. Il participe à des projets d’envergure, en ce qui concerne principalement les murs-rideaux. Il ne s’agit plus de concevoir un objet construit qui est un tout, mais de traiter des façades : tour Nobel, faculté de Médecine de Rotterdam, extension de l’Unesco à Paris, nombreux bâtiments scolaires, aérogare d’Orly, siège social de la CIMT, etc. Les exemples ne manquent pas. En revanche, ce qui manque cruellement à Jean Prouvé, c’est la poursuite de ses recherches sur le mobilier. Cette grande échelle industrielle ne lui permet plus l’accès aux prototypes, or c’est pour lui une approche essentielle, particulièrement pour la conception des meubles. C’est seulement à la fin de sa vie, quand il disposera d’un peu plus de temps, qu’il travaillera de nouveau sur le mobilier cherchant à faire en aluminium coulé ce qu’il avait tout d’abord conçu en tôle pliée. Mais là, l’absence d’outil sera un handicap lourd.


LE CNAM (CONSERVATOIRE NATIONAL DES ARTS ET MÉTIERS), PARIS (1957-1971)
Cet enseignement à la chaire d’art appliqué aux métiers, mené en parallèle avec ses responsabilités à la CIMT, a été déterminant pour de nombreux jeunes étudiants, architectes ou ingénieurs. Transmission verbale et dessins étaient étayés par des travaux pratiques au cours desquels les maquettes venaient matérialiser la réflexion. Si cet enseignement demandait à Jean Prouvé un réel effort, supérieur sans aucun doute à celui qu’il devait faire pour mettre au point un élément de construction, il lui a certainement apporté un enrichissement humain dont il avait grand besoin, peu habitué qu’il était à vivre dans les conventions bureaucratiques.


LA RUE DES BLANCS-MANTEAUX (1968-1984)
Dans ce local parisien, Jean Prouvé a exercé jusqu’à la fin de sa vie une activité indépendante de conseil, secondé par trois ou quatre collaborateurs : façades du siège du PCF à Paris, postes à essence Total, Palais des expositions à Grenoble, étude de panneaux en polyester pour la société Matra, clubs de jeunes, stations de bus pour la RATP, quelques maisons individuelles, etc. La dernière étude qu’il y mène est celle de la tour hertzienne d’Ouessant.


LA RECONNAISSANCE (QUELQUES EXEMPLES)
1951 – Prix de la Triennale de Milan (pour la table avec châssis en tôle)
1962 – Prix Reynolds pour le musée du Havre
1963 – Prix Auguste Perret décerné par l’Union internationale des architectes
1971 – Président du Centre d’études architecturales (CEA) à Paris ; Président du jury pour le concours du Centre Georges Pompidou (nommé par Robert Bordaz) — Renzo Piano, Richard Rogers, lauréats
1975 – Reçu par Robert Le Ricolais à l’Académie d’architecture
1980 – Refuse de constituer un dossier pour être admis à l’Ordre des architectes
1981 – Prix Érasme consacré au design industriel
1982 – Grand prix d’architecture de la Ville de Paris

Prouvé attachait peu d’importance aux honneurs, mais les nombreux témoignages de reconnaissance dont il a fait l’objet, dont notamment le prix Érasme, en 1981, ne l’ont pas laissé indifférent.

Il meurt à Nancy le 23 mars 1984.