La maison Jean Prouvé, Nancy, 1954
Dans un entretien daté de mars 1984 avec Isabelle Da Costa, Jean Prouvé revient sur la construction de sa maison familiale à Nancy trente ans auparavant.
Isabelle Da Costa : Vous m’avez dit qu’il existait deux versions de cette maison, dont une première version avec des coques monoblocs – première version qui n’était possible que si vous aviez conservé vos ateliers. Ayant quitté vos ateliers1, vous avez imaginé une autre façon de construire.
Jean Prouvé : Il y a eu effectivement deux projets. Je regrette le premier. Je vous expliquerai tout à l’heure pourquoi. Parlons d’abord du plan de la maison. Pourquoi différentes largeurs dans la maison ? Cela dépend des fonctions à remplir. J’ai voulu faire une maison avec un grand volume, celui dans lequel nous nous trouvons maintenant. Pourquoi ? Parce que j’ai une grande famille, avec beaucoup d’enfants, que nous sommes des gens très sociables et recevons souvent du monde. Parce que les enfants font de la musique, qu’ils font du bruit et ont une vie que j’assimile à la vie d’auberge. J’appelle « auberge » cette salle de réunion avec le feu de cheminée. J’ai reçu ici jusqu’à cinquante architectes de passage et nous avons bavardé pendant une journée entière sans être gênés. Ce grand volume était donc essentiel, et l’orientation conduisait à tout construire vers le sud, ce qui n’est pas forcément une panacée – il faut se méfier. Dans une grande famille, il faut des rangements. Ma femme dispose d’un système de vingt-sept mètres de placards qui ont soixante centimètres de profondeur et une hauteur de deux mètres trente. Le plan a été composé entièrement libre avec une modulation d’un mètre, qui n’est pas la modulation recommandée actuellement. Vous savez que le CSTB2 et les règlements imposent une modulation de trente centimètres. La raison, qui est assez amusante par ailleurs, en est que les matériaux de synthèse (Isorel, Linoléum, moquette, etc.) sont en général vendus par multiple de trente. Alors, aux services officiels du ministère, on a imposé un multiple de trente. C’était un raisonnement aberrant, car ce n’est pas parce que l’on a un matériau d’une certaine largeur qu’on va l’employer selon cette même largeur. Il faut l’encadrer, le monter, le recouvrir derrière, dedans, à l’extérieur, etc. Si j’avais, pour ma maison, adopté quatre-vingt-dix centimètres comme module, ça n’aurait pas marché car nous avons fait une étude de la chambre minimum. Au moment de la construction, je n’avais plus que trois enfants à la maison. Au départ, nous avions fait quatre chambres d’enfants. Nous avions calculé qu’une chambre d’enfant ne pouvait faire moins de trois mètres sur deux mètres et que la chambre des parents, avec un grand lit, ne pouvait faire moins de trois mètres sur trois mètres. Pourtant, ce sont des dimensions interdites ; on n’a pas le droit de faire une chambre de moins de neuf mètres carrés, qu’elle soit pour un bébé ou qu’elle soit pour des parents. Mais les « tracassiers » ont calculé ça pour que l’on puisse respirer la nuit, pour ne pas être asphyxié ou pour je ne sais quoi. Donc, nous avons adopté des chambres minimum : pour un couple, trois mètres sur trois mètres ; pour un enfant jusqu’à l’âge des études, trois mètres sur deux mètres, c’est-à-dire comprenant un lit normal standardisé, une table bureau, un fauteuil et une bibliothèque – cela suffit car un enfant qui va au lycée n’a besoin de rien de plus. Si nous avons maintenant une chambre double à l’extrémité gauche de la maison, c’est parce qu’une de mes filles fait du tissage3. Pour placer le métier à tisser, et comme il n’y avait plus d’enfant, nous avons retiré une cloison qui était inutile du point de vue structurel. Une autre volonté était de séparer complètement la cuisine et la buanderie des lieux de séjour et de les mettre du côté opposé aux chambres. Nous avons tout de même situé une chambre à l’extrémité droite de la maison afin de loger des jeunes filles au pair qui menaient la vie de famille avec nous. Plus tard, mon fils a adopté cette chambre éloignée des autres. Le local sanitaire doit naturellement être proche des lieux de sommeil et accessible pour tout le monde, avec néanmoins un accès direct à partir de la chambre des parents pour qu’ils puissent quelquefois surveiller les enfants. Le local sanitaire est maçonné. Pourquoi l’est-il ? Parce qu’il y a de l’eau, de la condensation, et que des matériaux de synthèse ou même du bon bois ne supportent pas tellement l’humidité. Donc, c’est un élément maçonné, qui n’est pas porteur ; il est isolé, séparé de la toiture par un vide. Il ne porte rien, c’est une boîte avec un plafond, complètement isolé car les bruits d’eau sont désagréables. Nous nous sommes aperçus qu’il fallait une dimension de trois mètres sur trois mètres pour mettre confortablement un lavabo, une douche, une baignoire, une armoire, nécessaire dans une salle de bain, et aussi pour mettre le petit coin W-C qui a son accès par la coursive. Tous les accès aux chambres se font par la coursive qui longe toute la maison et mesure à peine un mètre de large, car les poignées de porte des placards empiètent un peu. Voilà, en gros, la philosophie de la maison. Il n’y a rien de gratuit. C’est une maison qui a été très sérieusement étudiée.
Cet entretien a été réalisé le mardi 13 mars 1984, dans la maison de Jean Prouvé à Nancy, et publié dans AMC (Architecture Mouvement Continuité), n° 4, juin 1984 (extrait).
1. Fin juin 1953, en plein désaccord avec l’Aluminium français devenu actionnaire majoritaire de sa société, Jean Prouvé quitte ses ateliers de Maxéville pour rejoindre temporairement le bureau d’études de la firme à Paris ; bien qu’éloigné de l’usine, il dessine des bâtiments dont certains, tel le pavillon du Centenaire de l’aluminium (1954), figurent parmi ses œuvres majeures.
2. Centre scientifique et technique du bâtiment, organisme public créé en 1947 par le ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (MRU) afin d’accompagner et de réglementer l’innovation dans le bâtiment.
3. Simone Prouvé.